Par Robert GRAETZ
Il me semble tout à fait pertinent d’évoquer la médiation dans un dossier consacré au cinquantième anniversaire de la tragique disparition de Martin Luther King.
Telle qu’elle nous a été proposée il y a un peu plus de vingt ans, telle que nous l’avons pratiquée depuis lors, telle que nous la défendons contre la déshumanisation et la récupération institutionnelle, la médiation repose sur des principes analogues à ceux qui sous-tendent le processus pacifique de reconnaissance des droits fondamentaux pour toutes et tous, dans la recherche de plus de liberté, d’égalité, de fraternité, de respect mutuel et de compréhension réciproque.
La médiation est née et s’est développée aux États-Unis et au Canada sur un substrat culturel alternatif issu des traditions amérindiennes 1, afro-américaines et protestantes, notamment des Mennonites qui se sont fait une spécialité de la médiation et de la transformation des conflits. Elle a été introduite en Europe dans le dernier quart du 20ème siècle, suscitant l’espoir d’un réenchantement d’une société confrontée déjà à la banalisation croissante de violences de toutes sortes 2 . On pouvait alors acquérir auprès d’associations spécialisées ou en promotion sociale pour éducateurs une formation longue (2 à 3 ans) qui faisait une large part au développement personnel et à la pratique professionnelle (stages). Progressivement, les Universités et le Palais se sont emparés de l’Alternative Dispute Résolution (ADR) ouverte et créative pour en faire une méthode alternative de règlement des conflits (MARC) étroitement corsetée par la loi.
Entre l’axe humaniste et l’acte juridique, il reste toutefois de la place pour un vaste éventail de principes et de pratiques et la réflexion est loin d’être close : tout est dans le choix de la méthode et dans ce qu’on veut faire du conflit…
Ce qui caractérise toutes les formes de médiation et distingue celles-ci d’autres disciplines, c’est l’intervention d’un tiers humble, indépendant, neutre, bienveillant et patient qui n’est ni un expert, ni un juge. Il se porte garant de l’accès volontaire à un cadre confidentiel ouvert à l’expression directe et libre de révélations choquantes et d’opinions non concordantes. Dans un lieu dédicacé et aménagé pour la détente du corps et de l’esprit et pendant un temps et selon un rythme déterminé de commun accord, le médiateur accompagnera pas à pas les médieurs dans la recherche d’un règlement durable de leur différend. Il cherchera avec eux à identifier ce qui fâche. Il les aidera par son questionnement et son écoute active à exprimer leurs sentiments, leurs attentes et leurs limites respectives. Ils rechercheront ensemble les bases d’un accord souple qui transformera le plus grand commun diviseur en un plus petit commun multiple sur lequel bâtir autrement l’avenir.
La médiation se distingue ainsi à la fois du travail thérapeutique comme de la juridiciarisation du conflit ou du recours à l’arbitrage, qui contraint les parties à garantir la confidentialité en se déchargeant sur des avocats de l’expression policée de leur point de vue à l’audience publique d’un tiers mandaté pour clôturer le litige par une décision qui sera prise en considération stricte de la loi et d’une paix sociale qui prévaudra sur l’insatisfaction et le ressenti des justiciables.
À partir de là, la médiation peut s’appliquer avec succès à toute difficulté interpersonnelle : l’interprétation ou l’exécution d’un accord commercial – soit que l’on soit soucieux de ménager la poursuite de bonnes relations, soit que certaines clauses ne puissent pas apparaître au grand jour 3 , les relations délicates au sein d’une association ou d’une entreprise, les relations contraintes entre voisins ou co-propriétaires, la vie scolaire, les angoisses du patient en milieu hospitalier, la reconnaissance des souffrances infligées à la victime d’un acte délictueux et, surtout, les relations au sein d’un couple en crise et l’exercice de la parentalité quand il n’y a plus de place pour la conjugalité.
S’agissant de différends susceptibles de dégénérer en litiges et donc de faire l’objet d’un règlement judiciaire en application de dispositions légales, la médiation ne pouvait pas échapper longtemps à l’emprise contraignante de la Loi. En Belgique, une loi du 21 février 2005 la règlemente étroitement et l’introduit dans le Code judiciaire à la suite de la conciliation et de l’arbitrage. Elle confirme son caractère de ‘méthode alternative de règlement des conflits’ et organise la suspension de la prescription et la manière de donner force exécutoire aux accords, qui doivent être nécessairement complets et écrits, sans lesquels il n’y aurait pas de médiation aboutie. Une Commission fédérale de Médiation est chargée de définir le contenu minimal des formations où alternent méthodologie efficace, psychologie et droit 4 et d’agréer les médiatrices et médiateurs selon des critères qui privilégient le barreau et le notariat par rapport à ceux qui ont été formés en promotion sociale et qui ‘n’exercent ni la profession d’avocat, ni celle de notaire’. Il en résulte, selon nous, un appauvrissement général et une sclérose progressive de la médiation qui finissent par en détourner le public et les prescripteurs. Est-ce à dire que ce qui était un rêve a fini par virer au cauchemar ? Loin de là. Nous sommes encore nombreux à réfléchir et à agir pour proposer une médiation de qualité. Nous voulons donner au processus la primauté sur le résultat. Nous réaffirmons avec force que nous ne sommes pas mandatés pour apporter notre propre solution au conflit d’autrui et que la solution qui se dégagera du processus pourra être partielle et ne sera pas définitive car, de manière systémique, elle contiendra en elle le moteur de sa nécessaire évolution.
Il est tentant pour un professionnel du droit de pousser les médiés à la rédaction rapide d’un accord juridiquement correct, quitte à ce que les plaies laissées ouvertes ne se referment jamais et que l’accord ne résiste pas à l’évolution des circonstances et des gens. Il n’est pas toujours évident de donner le temps au temps, de laisser à chacune et chacun la possibilité de s’exprimer à son rythme et au moment qui lui convient, de pratiquer patiemment l’écoute active et de poser les bonnes questions au bon moment et en s’abstenant de porter un jugement. Il n’est pas toujours facile de laisser éclater la colère, la violence, la douleur, la tristesse, les émotions, de laisser jaillir les larmes et les cris. Pas facile non plus de perce voir sur le vif, de recevoir et de canaliser les messages verbaux et non-verbaux afin que, par leur libération, ils cessent d’empoisonner le présent et permettent de construire l’avenir. Régler un conflit, ce n’est pas y mettre un terme en nettoyant le passé et encore moins en le mettant sous le boisseau. Régler un conflit, c’est rendre sa mobilité à la soupape grippée afin que la marmite n’explose pas. C’est aussi accepter et faire accepter que le conflit, si douloureux soit-il, est de l’essence des relations humaines et que l’on peut, si on le veut, transformer une source de souffrances aujourd’hui en une merveilleuse occasion de changement pour demain 5. Le secret de son art, le médiateur l’a tout entier dans sa main. Il tient dans la solidarité systémique et fonctionnelle de ses cinq doigts, qui symbolisent cinq savoirs interactifs et complémentaires.
- Le SAVOIR au sens strict, qui n’est pas la connaissance encyclopédique mais la certitude joyeusement acceptée que l’on ne sait rien, en dehors de savoir identifier les bonnes questions, de savoir où chercher les réponses pertinentes et de savoir trier et interpréter celles-ci, sans oublier d’avoir l’humilité de recourir si nécessaire aux experts. Pour ce savoir-là, mon petit doigt suffit !
- Plus important est le SAVOIR FAIRE, qui s’apprend, se développe et s’améliore avec le temps, l’expérience et la réflexion. C’est lui qui, comme l’index, montrera le chemin.
- Le savoir majeur, c’est le SAVOIR ÊTRE, sans lequel le savoir et le savoir-faire ne sont que lettres mortes.
- Le pendant du savoir être, c’et le SAVOIR DEVENIR. Devenir ce que l’on est en mettant constamment en œuvre les interactions entre le savoir, le savoir-faire et le savoir être.
- Enfin, le pouce opposable, propre au genre humain, qui a permis l’évolution de l’espèce et qui recoupe transversalement tous les doigts. On peut lui assigner symboliquement l’indispensable remise en question perpétuelle de notre savoir, de notre savoir-faire de notre savoir être, de notre savoir devenir.
En s’effaçant modestement pour contribuer à mettre en œuvre les compétences de chacun-e dans la recherche d’un intérêt commun, le médiateur place délibérément son intervention dans une perspective d’éducation permanente. Une médiation librement acceptée et poursuivie avec persévérance peut donner aux personnes en crise qui refusent de sombrer dans le désespoir ou la révolte stérile contre les circonstances l’occasion de découvrir qu’elles ont en elles tout ce qu’il faut pour être des Citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires, autrement dit des CRACS !
- Ainsi, ‘caucus’, désignant les apartés organisés par le médiateur avec chacun des médieurs, n’est pas un mot latin mais amérindien.
- Voir, notamment, SIX, Jean-François, Le temps des médiateurs, Paris, Seuil, 1990.
- Mais aussi des clauses financières occultes, des restrictions de la concurrence ou des secrets de fabrication ou d’affaires, par ex.
- Notamment les bases de la psychologie pour les juristes et une initiation au droit pour les psychologues.
- En médiation familiale, je propose volontiers aux médieurs ce que j’appelle la métaphore du LEGO® : Ils ont bâti progressivement un édifice qui ne leur plaît plus et qui a subi les outrages du temps. Il faut le déconstruire pour en récupérer les bonnes pièces afin d’en reconstruire un nouveau, différent, mieux approprié et peut-être plus beau.
« Le message de Gandhi, de Mandela, de Martin Luther King (…) c’est un message d’espoir dans la capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par une compréhension mutuelle et une patience vigilante. » Stéphane Hessel, Ambassadeur, Diplomate, Homme d’état, Résistant (1917 – 2013)