Jean Poitras et Solange Pronovost
En septembre 2018, le Sénat américain composé d’une majorité républicaine, favorisait la candidature d’un juge ultraconservateur pour siéger à la Cour suprême des États-Unis. Or, peu de temps avant la nomination de celui-ci, des accusations d’agressions sexuelles le concernant ont fait surface. Que ces allégations soient fondées ou non, il est quand même étonnant d’entendre les arguments utilisés par les partisans républicains pour justifier leur appui inconditionnel à ce candidat, et ce, avant même d’avoir pris connaissance de tous les faits. Est-ce une réaction exceptionnelle? Ou est-elle malheureusement typique des allégations de harcèlement?
Dans un premier temps, apprécions les affirmations parfois saisissantes visant à exonérer l’individu mis en cause. Ainsi, lors d’un groupe de discussion (focus group) formé des femmes républicaines appuyant sa nomination, une journaliste de CNN a otenu des réponses à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Selon ces partisanes: «Si c’était vrai, la victime aurait porté plainte bien avant. Pourquoi maintenant? C’est sûrement un jeu politique.» «De toute façon, il n’y a pas eu de pénétration. Donc ce ne serait pas si grave que cela.» «Tout les garçons de 17 ans font cela. Ce sont des erreurs de jeunesse.»
Exemple ultime: l’officier Adolf Eichmann a rationnalisé le fait qu’il avait supervisé l’exécution de millions de juifs en disant qu’il ne faisait que suive les ordres qu’on lui avait donné.
(Source : Wikipedia)
Comment peut-on banaliser une situation aussi sérieuse et en conséquence, dénigrer une victime potentielle, simplement parce que les accusations nuisent à nos convictions politiques? Ces affirmations sont d’autant plus surprenantes qu’elles proviennent de femmes qui se targuent d’être des chrétiennes engagées. On pourrait être tenté de conclure qu’on a tout bonnement affaire à un groupe de personnes plutôt mal informées, voire de mauvaise foi. Mais ce qui est plutôt à l’œuvre ici, est un mécanisme psychologique qui se déploie dans de telles situations : la rationalisation. Il a été étudié en profondeur par le psychologue Albert Bandura.
Le phénomène est fréquent. L’épisode de la nomination du juge ultraconservateur par le Sénat ne constitue pas un cas unique. Combien de fois les victimes de harcèlement psychologique doivent-elles faire face à la rationalisation de leur employeur, de leur agresseur, et même de leurs collègues?
Rationalisation et désengagement moral. On peut définir la rationalisation comme un mécanisme de défense psychologique qui vise à réduire le stress engendré par un conflit émotionnel intrapsychique en élaborant des explications rassurantes mais incorrectes. La rationalisation implique un recadrage d’un comportement problématique, voire déviant, comme étant moralement acceptable, sans changer ce dernier ou les normes morales. Ce processus conduit ultimement au désengagement moral et par conséquent, à l’inaction face à des injustices ou à des problèmes importants.
En milieu de travail, cela peut prendre diverses formes :
– Justifier son comportement comme servant des causes louables. C’est l’argument de la fin qui justifie les moyens. Par exemple, pour justifier la supervision agressive d’un employé, un gestionnaire affirme qu’il fallait être efficace à cause d’une période d’achalandage.
– Remettre la responsabilité à d’autres. Il s’agit de se dédouaner de son inaction. Par exemple, un collègue témoin d’une agression qui ne rapporte rien en disant que c’est au gestionnaire à faire quelque chose.
– Banaliser la situation. Il s’agit alors de diminuer la gravité de l’acte, voire d’insinuer que la victime exagère. Par exemple, dire que des commentaires blessants sont en fait de simples mauvaises blagues et que la personne s’en fait trop pour rien.
– Dépersonnaliser l’occurrence de l’événement. On généralise les comportements reprochés de manière à les rendre acceptables. Par exemple, déclarer que dans un milieu de travail comme celui de la construction, il est courant et même accepté, de faire preuve d’incivilité étant donné le caractère machiste du – domaine.
– Blâmer la victime. On attribue la responsabilité du harcèlement aux caractéristiques de la victime ou encore à ses comportements. Par exemple, être d’opinion que la personne aurait dû porter plainte dès le début, et qu’elle est un peu responsable d’avoir laissé empirer les choses.
– Gérer le désengagement moral. Argumenter avec quelqu’un qui rationalise une situation conduit souvent à un dialogue de sourd. On peut facilement en conclure que l’autre est de mauvaise foi. Il faut alors se rappeler que cette réaction est un mécanisme de défense pour ne pas sentir un malaise intérieur. Or, abandonner la rationalisation, c’est automatiquement faire ressortir cet inconfort! Il est donc compréhensible qu’une personne maintienne des explications qui la confortent, même si celles-ci font peu de sens.
Pour avoir un dialogue constructif, la meilleure approche ne consiste donc pas à discuter de la validité des arguments évoqués, mais plutôt à recentrer les discussions sur les valeurs et les principes qui sont importants pour les personnes impliquées. Compte tenu que la rationalisation est un processus de désengagement moral, il s’agit d’entraîner le mouvement inverse vers un réengagement pour provoquer un retour de la moralité.
Ainsi, susciter une réflexion sur ce qu’est un processus équitable, un milieu de travail sain, la civilité, la justice, etc., serait beaucoup plus productif que de chercher à démontrer l’illogisme des arguments dits rationnels. L’idée est de faire ressortir les valeurs que les individus cherchent à ménager par la voie de la rationalisation. Celles-ci étant mises en lumière, il est alors plus probable qu’une personne change son opinion et ses comportements afin d’être en concorde avec ces valeurs.
Prenons un exemple en milieu de travail. Au lieu de chercher à contredire quelqu’un qui affirme que c’était à la victime de dénoncer son agresseur, on pourrait lui demander de nous parler de solidarité au travail. Quand peut-on raisonnablement espérer que nos collèges nous aiderons quand on est mal pris? Veut-on vraiment vivre dans un milieu où c’est chacun pour soi? Quelles sont les normes de civilité minimales?
S’il est généralement très difficile de contrer le désengagement moral des assaillants, il est souvent possible de le faire avec les gestionnaires et les témoins passifs. Or, si ceux-ci changent d’attitude, l’effet d’entraînement sera suffisant pour renverser la dynamique de harcèlement. En effet, lorsqu’on cesse d’excuser les agresseurs, habituellement les agressions s’interrompent.
Évidemment, les discussions portant sur les valeurs sous-jacentes doivent être menées de manière à ménager l’orgueil des gens. Il ne s’agit pas de leur faire perdre la face, mais de remettre au premier plan les valeurs communes qu’on peut faire émerger et sur lesquelles on peut travailler pour formuler un consensus. Du fait que les échanges seront nécessairement émotifs, la présence d’un tiers neutre peut être très utile pour recadrer les propos vers les valeurs communes.
Dans les cas extrêmement polarisé comme l’exemple de la nomination à la Cours suprême des États-Unis, il pourrait s’avérer insurmontable d’essayer de mettre en lumière des valeurs susceptibles de faire consensus comme l’importance de la probité des juges. Mais dans les situations de harcèlement psychologique en milieu de travail, cette stratégie ne peut qu’être bénéfique et elle a fait ses preuves selon notre expérience.
Références
BANDURA, Albert. Moral disengagement in the perpetration of inhumanities. Personality and social psychology review, 1999, vol. 3, no 3, p. 193-209.
DETERT, James R., TREVIÑO, Linda Klebe, et SWEITZER, Vicki L. Moral disengagement in ethical decision making: a study of antecedents and outcomes. Journal of Applied Psychology, 2008, vol. 93, no 2, p. 374.
PAGE, Thomas E. et PINA, Afroditi. Moral disengagement as a self-regulatory process in sexual harassment perpetration at work: A preliminary conceptualization. Aggression and violent behavior, 2015, vol. 21, p. 73-84.